1 mai 2014

Auschwitz, l’expérience inouïe d’Otto Dov Kulka.

Transmettre à un enfant l’histoire des guerres médiques, lui faire lire Dostoïevski ou interpréter du Beethoven au cœur d’Auschwitz : l’historien Otto Dov Kulka, déporté à l’âge de 9 ans, en a été à la fois le témoin et le bénéficiaire. Une  expérience inouïe qu’il relate et interroge dans Paysages de la Métropole de la Mort, publié en 2013 par Albin Michel.

Otto Dov Kulka, après la guerre, collection Yad Vashem.

A l’âge de neuf ans, Otto Dov Kulka, le futur spécialiste du judaïsme contemporain, est déporté à Auschwitz-Birkenau. Il est d’abord interné dans le « camp familial » (« Familienlager »), un leurre destiné aux délégués de la Croix Rouge pour les tromper sur la vraie nature d’Auschwitz-Birkenau. Cette chimère est ouverte en septembre 1943 pour y enfermer cinq mille juifs déportés du ghetto de Theresienstadt (Tchécoslovaquie) : le ghetto vitrine conçu par Heydrich déjà pour la Croix Rouge. 

Un ghetto modèle à Auschwitz.  

Et comme à Theresienstadt (cette « ville » donnée aux juifs par le Führer selon la propagande nazie, « Der Führer schenkt den Juden eine Stadt »), les déportés s’évertuèrent à faire société : les enfants furent scolarisés, l’équipe médicale s’efforça de soigner les malades, les personnes âgées furent prises en charge par la communauté… Tous les six mois, les bénéficiaires de ce régime spécial étaient gazés. Kulka échappa aux crématoires. Il n’en parla quasiment jamais. Mais dans un éblouissant monologue autobiographique et méditatif sur sa relation intime à Auschwitz, Paysages de la Métropoles de la Mort (publié chez Albin Michel en 2013), Otto Dov Kulka évoque et interroge son passage au « Familienlager ».

L’école de Fredy Hirsch.

Il se souvient, dit-il, de Fredy Hirsch : un athlète « dont nous nous rappelions les exploits au ghetto de Theresienstadt », qui refusa la place de Kapo pour se dévouer à l’éducation des enfants du Familienlager. Entouré d’une équipe de « madrichim », des éducateurs, le bloc de Fredy Hirsch devint très vite « le centre de la vie spirituelle et culturelle du lieu.  Je l’écris au sens plein des mots : un endroit où l’on jouait des pièces et donnait des concerts – et tout cela, bien entendu, à cent cinquante, deux cents mètres du quai de sélection et à trois ou quatre cents mètres des crématoires. »

L’histoire grecque. 

Dans ce bloc, il entendit « parler pour la première fois des rebondissements captivants de la bataille des Thermopyles et de toute la constellation des guerres entre les Perses et les Grecs. Je me souviens aussi avoir été tellement fasciné que je retins presque chaque mot des leçons et que, lorsqu’arriva un inspecteur – en réalité, une unité d’inspection improvisée pour suivre les progrès des élèves, moi, le plus petit du lot, je débitai à toute allure toute la série de ces fascinantes histoires des premières et secondes guerres médiques, la grande bataille navale de Salamine, la bataille des Thermopyles et le message palpitant du coureur de Marathon… ». Ces expériences, poursuit-il, « forment sans conteste la base morale de mon approche de la culture, de la vie, de presque tout, telle qu’elle a pris forme en moi au cours de ces quelques mois, à dix-onze ans, entre septembre 1943 et la liquidation du camp en juillet 1944. »

Jouer devant Mengele et lire Dostoïevski.

Des spectacles et des opéras furent montés dans le bloc de Fredy Hirsh. Mêmes des sketches. Kulka se souvient aussi d’avoir joué devant des spectateurs SS, dont Mengele. Ce n’est pas tout. Une fois le Familienlager liquidé, Kulka croise à l’infirmerie d’Auschwitz, le jeune Herber. Il dormait au-dessus de sa couchette. « Un de nos divertissements, mais surtout le sien, consistait à m’expliquer, ou à me faire comprendre, une partie des richesses culturelles qu’il avait accumulées, comme s’il me léguait cet héritage », écrit-il. Herber lui offrit le seul livre qu’il avait pu apporter de sa vie d’avant Auschwitz : Crime et Châtiment de Dostoïevski. Il lui parla aussi de Shakespeare, de Beethoven, de Mozart… 

Chanter « L’Ode à la joie » devant les crématoires.

L’événement le plus stupéfiant rapporté par Kulka dans Paysages de la Métropole de la mort est sans doute sa rencontre avec un autre jeune homme, Imre. Ce jeune chef de chœur fit interpréter à Kulka et ses camarades internés dans le Familienlager l’« Ode à la joie » de Schiller dans la Neuvième Symphonie de Beethoven.  

Stratégie de la survie.

Comment comprendre ces épisodes ? Ils s’inscrivent, pense l’auteur, dans le projet général d’assurer la perpétuation de la vie juive. Plongés dans un contexte sans issue pour les déportés, ces derniers auraient érigé les valeurs et les pratiques qui caractérisent la société juive en valeurs absolues. C’est sans doute la raison pour laquelle sont parvenues entre les mains de Kulka, les poèmes d’une jeune femme, qui avant d’entrer dans la chambre à gaz, les confia au père du futur historien, lui-même déporté à Auschwitz.   

L’énigme Beethoven. 

Face à  « L’Ode à la joie », l’interrogation de Kulka est profonde. Il doute. Quelle était la motivation d’Imre en choisissant un texte « qui passe pour un manifeste universel pour qui croit à la dignité humaine, aux valeurs humanistes, au futur » ? Un texte chanté « à l’endroit où le futur était peut-être la seule chose définie qui n’existait pas. » Est-ce « un genre de protestation, absurde peut-être, peut-être sans but aucun, mais un effort pour ne pas renoncer et ne pas perdre – non pas la croyance, mais l’attachement à ces valeurs auxquelles, en définitive, seules les flammes pouvaient mettre fin- seul ce feu, et non pas tout ce qui le précédait, se déchaînait autour de nous : autrement dit, aussi longtemps que l’homme respire, il respire la liberté, quelque-chose comme ça ? ». Ou bien est-ce autre chose ? Un « acte de sarcasme extrême, jusqu’à la limite ultime du possible, d’autodérision, de la part d’une personne ayant autorité sur des êtres naïfs et leur inculquant des valeurs naïves, des valeurs sublimes et merveilleuses, tout en sachant que ces valeurs ne riment à rien, qu’elles sont sans rime ni raison. Autrement dit, que c’était un genre d’autodérision presque diabolique que de jouer des mélodies pour accompagner ces flammes qui brûlaient tranquillement jour et nuit et ces cortèges avalés par ces crématoires insatiables.» 

LAURENT LARCHER